Ce que l’abbé redoutait
Avec la lenteur d’un condamné que l’on mène au couteau, une cohue démesurée entrait au Père-Lachaise. Des centaines d’individus défilaient devant les frontons pyramidaux des caveaux que les familles, religieusement, prenaient soin de faire entretenir, et tout le cortège marchait très dignement dans ce microcosme arboré, jardin tranquille bien aimé des bourgeois, que la frénésie des fiacres et le cahot de la société finissaient toujours par lasser. On s’enfonçait dans un appendice, puis dans un autre, enfin dans une allée paria, lugubre, strangulante, qui contraignait chapeaux, gilets, pardessus à se bousculer pour tenter d’apercevoir l’inhumation, bien que ce luxe ne soit finalement accordé qu’à une modeste proportion — les plus républicains de France, sans doute. Au bout d’un moment, on s’entassait. Pour gagner de la place, on serpentait parmi la foule inerte des pierres, entre ces témoignages de l’histoire humaine sur lesquels les quelques intéressés pouvaient encore décrypter les caractères effacés de moitié pour la plupart, dénicher des dates et des noms érodés, et penser furtivement devant des épitaphes plus ou moins philosophes. Véritable jubilation quand elles étaient très anciennes.
Nous le disons aussi, car tout le monde ou presque le pensait : l’endroit était sale.
Aurélien, de son côté, ne voyait rien. Pas un bout de cercueil. De toute façon, le corps était sans doute déjà en terre. Quelques femmes se mouchaient. Un air de violon ondula dans cette mer ridée de tombes, laissant imaginer ce que pouvait être le tableau : un adieu lymphatique, mais non sans fierté lyrique, comme si le romantisme, dans ses dernières heures, était venu agiter le mouchoir pour ensuite retourner mourir dans la fosse commune des Idées. Le gus avait beau violoner, Courbet avait gagné. Paris était Ornans. Désormais, on mourait bien, on mourait mal, mais on mourait comme un chien. Tenez, on était en train d’enterrer un prêtre français à l’Autrichienne, c’est-à-dire sans nom, sans date, sans épitaphe bouffonne, sans fronton pyramidal par-dessus le marché, mais en musique, parce qu’on n’est jamais trop romantique, même chez Courbet, même chez Mozart. Il y a une justice à tout.
Lorsqu’il se mit à ricaner dans la barbe qu’il n’avait pas, Aurélien griffonnait dans un petit carnet en cuir, taché. Il sentit une main sur son épaule.
— Rien n’est plus drôle !
Nullement déstabilisé par l’incise au milieu de la foule silencieuse, Aurélien tourna la tête vers ce qui semblait être un étudiant, à peine plus jeune que lui. S’il avait pu, il aurait maigrement souri et serait retourné dans son carnet taché. Mais l’autre follet continua, comme s’il avait trouvé confident.
— Le curé n’a jamais été aussi proche du bas peuple. Des fois, il faut dire, la mort, c’est la vie en plus vrai. Tenez, l’année dernière, voilà le jardinier de mon oncle qui claque. Un virtuose du bégonia. Il les aimait si bien ses bégonias qu’un jour il demanda à mon oncle s’il pouvait être enterré au fond de la propriété, sous les bégonias qu’il chérissait tant. Si c’est pas original. Le vieux était sans baptême et sans parent ; mon oncle, son seul ami et confesseur. Sa hantise était de manger le tibia d’un inconnu. Il préférait les bégonias. Alors la chose fut faite et devinez quoi ? Au fil des semaines, encore plus de bégonias ! C’est qu’ils s’étalent les bonhommes ! Aujourd’hui, on ne voit même plus la petite épitaphe.
Aurélien n’écoutait plus l’histoire, car la musique en racontait une, elle aussi. Finalement, les deux s’annulaient pour laisser place à des pensées plus flottantes. Dans le désert de l’intelligence, enfin, il parla.
— Vous voyez le corps ?
— Guère plus. Ça doit être fini. Le violon couvre les jets de terre.
L’étudiant scruta le carnet maintenant fermé dans le pardessus gris.
— Journaliste ?
— Au Mousquetaire. Scholl. Aurélien.
— Tiens, un aiglon de M. Dumas ! Pas étonnant de vous voir ici. Le père Lamennais mérite bien un hommage dartagnesque ! La chose est convenue, vous vous en chargerez ? Ne vous vexez pas, mais je préfère le Journal pour rire ; c’est qu’ils touchent au vrai, subtilement, et c’est dire si…
— Le terme aiglon, appliqué à ma personne, semble assez impropre. Maintenant, je vous demanderai de…
Vive la République !
L’agacement d’Aurélien, effectivement venu assister à la mise en terre civile de celui qui fut l’ami de son amie Mme Démocratie, ne put trouver une fin véhémente voire franchement irrespectueuse à cet entretien, comme il en avait alors l’habitude après de longues discussions sans thème et sans direction durant lesquelles il restait toujours poli, même en face des spécimens les plus curieux de toute la bêtise parisienne. Cette fois, c’était un autre cri que le sien qui avait jailli de l’assemblée, après l’évanouissement inattendu de la musique, dans le cimetière et dans les esprits, déjà. Car un autre Vive la République suivit, puis deux, dix, trente. Bientôt le cimetière chanta de toute son âme. On cherchait à venir effleurer de sa main le cercueil qui venait de loger pour un temps le Père de la social-démocratie, l’Abbé de la chrétienté républicaine, le Saint doré pourfendeur de Grégoire XVI dans une Europe qui prenait des allures de Purgatoire, à un siècle qui semblait celui des Jugements Derniers. On se bousculait férocement avec l’espérance d’embrasser le bois, dont on espérait casser un morceau pour le mettre dans l’armoire à glace, au-dessus du lit, ou dans la petite poche du veston, près du cœur. L’homme n’était plus, mais l’on désirait son corps, sa coquille, son armure, l’inerte fétiche qui rappelle et regrette l’âme. L’heure n’était plus au recueillement, mais à la Croisade.
Hourvari mystique.
Le journaliste n’écrivait pas. Ballotté par les vents contraires d’hommes et de femmes, en direction de la fosse pour les uns, d’une sortie pour les autres, Aurélien perdait son regard dans l’attroupement qui gesticulait et entonnait des hosannas en guise de libations funèbres. L’étudiant avait disparu. Peut-être s’était-il aventuré dans l’œil du chaos qu’Aurélien, pragmatique, prit la résolution d’éviter en se dirigeant vers la rue de la Roquette, par où le cortège était arrivé.
Vive la République !
Des coups de feu retentirent.
Ce fut comme un sursaut.
Figurez-vous ces réseaux de gouttières qui sous la pluie battante se remplissent soudainement jusqu’à déborder tout du long, et vous aurez probablement une idée de ce trop-plein dévastateur. Les allées bien arrangées sont aux hommes ce que les lois sont au meurtre : des contraintes bafouées. Le cimetière subissait une houle galopante qui engloutissait tombes et charmilles, tournant le dos à des crachats éclatants et rouges. Cette houle grondait en même temps, ce qui était formidable : Paix à Lamennais ! Gloire à lui ! La République dort, mais ne meurt pas ! Vendus ! Droit de recueillement ! Crapules ! Fillettes ! À la Bastille ! Le feu grondait toujours lui aussi. Aurélien, qui avait nécessairement accéléré le pas, trébucha sur une pierre tombale. On lui marcha deux ou trois fois dessus avant qu’il ne se relève et se précipite vers la rue de la Roquette, se faufilant habilement entre les visages effrayés des messieurs qui tenaient leur dame et leur chapeau pour ne pas découvrir leur crâne dans cette course vers le champ libre des boulevards. Sublimes, à peine lycéens, des gamins fendaient l’air, affublés de masques ridés par la peur pour certains, par l’espièglerie téméraire pour d’autres, comme quand on est jeune et léché par la mort. Après des secondes lourdes, péniblement longues, Aurélien atteignit enfin la grille, puis la rue, puis le soulagement. Il était déjà loin de ce que lui-même peinait à nommer, tout simplement parce qu’il n’avait presque rien vu. Haletant, il finit par se retourner et vit sortir de la bouche du Père-Lachaise une foule de l’enfer qui semblait libérer sa noirceur et sa peur dans tous les sens, et qui se dispersait dans les artères sombres de la cité haussmannienne que le matin de mars rechignait à chauffer.
Le journaliste n’entendait plus les tirs des policiers. Comment en était-on arrivé là ? On leur avait sans doute demandé de surveiller la sépulture. On a crié, ils ont tiré, peut-être en l’air dans un premier temps. Voilà ce qui avait dû se passer. Combien avaient péri ? Ah ça, Aurélien Scholl ne le saurait peut-être jamais.
Les dernières silhouettes noires — les plus effrontées de fait — passaient à leur tour le portail qui séparait les deux villes, celle des vivants et celle des morts. Il parut même à Aurélien que quelques-unes de ces silhouettes riaient. Parmi elles, un étudiant, le bavard de tout à l’heure. Il fanfaronnait. Peut-être était-ce lui l’audacieux crieur du Fillettes ! ?
Un coup partit.
Le garçon tomba sur le pavé humide.
Ce fut la dernière chose qu’Aurélien vit.
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Ce qui reste est ce qu’on imprime. Le deux mars mille huit cent cinquante-quatre, les lecteurs quotidiens n’eurent pas de quoi s’alarmer : on parla de tout. Seul bémol, les éditions du jour furent moins vendeuses, car en moyenne moins fournies qu’à l’accoutumée. Les rédacteurs avaient dû manquer de temps.
Il manquait quelque chose en effet, notamment des unes enlevées. Parmi elles, une page grinçante du Mousquetaire, dix mille caractères, sommairement titrée :
CE QUE L’ABBE REDOUTAIT, L’EMPIRE L’A AMENÉ
On ne trouve qu’un exemplaire de cet article, dans une cheminée, le jour-même de la date prévue de publication. Croyez-le ou non, il nous est encore possible d’aller déchiffrer, entre les cendres, ce qui avait été la signature de ce brûlant billet. Dans l’âtre, les lettres grésillent encore ; elles le peuvent. Maintenant, elles luisent faiblement. C’est qu’elles reviennent de loin. À présent, on peut les lire, les mesurer, les palper. À présent, un lucifer peut les comprendre, ces oubliées, ces recluses de la mise en page, ces discrètes marques de l’identité journalistique et humaine, ces maudites, ces intouchables, ces redoutables lettres noires : A. Scholl.
Maxime Grandguillotte
Lycée Guist'hau de Nantes